lundi 24 février 2014

Tout ce qu'elle n'était pas

19h18. Comme chaque jour depuis 20 ans, Marianne patiente sur ce quai lugubre de la Gare de Lyon pour rejoindre la banlieue nord, direction Saint-Germain-en-Laye. Elle a son repère : 30 cm à gauche de la grande plaque d’égout, en bout de quai, les orteils sous ses bottes frôlant la bande de vigilance. 

Marianne est méticuleuse, elle aime la précision, le détail. C'est d'ailleurs pour ses qualités là qu'on l'avait engagée à l'époque. Elle est secrétaire anonyme dans un grand groupe. Elle passe des appels, prend des RDV, annule des RDV, ouvre le courrier de 10h15 à 10h28, met son directeur en copie cachée. Elle fait comme il faut. Elle n'est pas du genre à tout bouleverser. Non, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas faire de bruit. Elle retient son ambition.

Marianne n'a pas spécialement le physique ingrat. Brune, élancée, elle fait taire les quelques cheveux blancs de la quarantaine dans sa douche une fois par mois. On ne saurait que difficilement la décrire davantage. Personne ne la regarde jamais vraiment. Elle est plutôt du côté des invisibles, des souvenirs flous, de celles dont on confond le prénom avec la fille de l'autre bureau, là, à droite. Ou à gauche, enfin, peu importe, vous savez.

Elle n'a jamais été très farouche et, pour beaucoup, adolescente, elle fut la première fois. Celle dont on a un peu honte mais que l'on n'oublie pas. Elle n'est pas le genre de femme à qui l'on offre des fleurs, à qui l'on fait la cour, à qui l'on fait l'amour. Elle n'est pas non plus le genre de femme que l'on présente à ses parents ou à ses amis. Elle n'est pas le genre de femme à qui l'on fait des enfants. Non, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas s'imposer. Elle retient ses désirs.

Alors que le quai se remplit, que les coudes commencent à se serrer et les corps à s'agiter, Marianne bascule un peu. Et si elle sautait, là, hein ? Qui s'en rendrait compte ? On ramasserait les morceaux et puis... Et puis plus rien. Un accident de parcours, une plaque d’égout un peu glissante. Ce sont des choses qui arrivent. A quoi bon, puisqu'il n'y a pas de famille ? dirait Michel. En réunion de service, il y aurait un hommage discret et gêné, tout au mieux. Claudine dirait sans doute un mot, dans un sanglot exagéré. Souhaiterait-elle davantage ? Non, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas déranger. Elle retient les vagues.

Train à l'approche

Les bottes de Marianne glissent centimètre par centimètre sur la bande de vigilance. Elle sent sous ses pieds les reliefs du ridicule précipice qui s'annonce. Elle fixe les mégots de cigarettes lâchés sur les rails, toutes ces merdes qu'on abandonne et que les trains font disparaître toutes les trois minutes. Marianne sent à présent ses orteils goûter la tentation du vide. 

- Je peux vous aider, Madame ?

Une petite blonde lui sourit, l'air inquiet et pourtant si tranquille. Électrifiée Marianne recule d'un pas alors que le train arrache l'air devant son nez. Après tout, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas déranger. Elle retient tout. Même la mort. 

3 commentaires:

  1. Ca me fait penser à l'héroïne d'un roman que je viens de lire, Terminus Elicius...

    RépondreSupprimer
  2. C'est un peu moi. C'est un peu pleins de gens. C'est magnifique en tout cas.

    RépondreSupprimer
  3. Ton texte m'a collé des frissons... Tu décris parfaitement la discrétion et la banalité dans un texte qui n'est ni discret, ni banal.

    RépondreSupprimer