dimanche 29 juin 2014

Les silencieuses

Jeudi soir, soleil de plomb et RER surchauffé. J'ai terriblement mal aux pieds dans ces nouvelles chaussures trop serrées. Docile, j'avance dans le couloir et m'accroche comme je peux, me dandinant d'un talon douloureux à l'autre, sacrifiant le droit pour soulager le gauche. Puis inverser. Ce petit manège silencieux que l'on connait toutes.

Quelques stations plus tard, des places assises se libèrent et je souffle. Je fais face à deux jeunes filles. Côté fenêtre, une brune d'une vingtaine d'années aux yeux profonds, une natte adroitement tressée contourne son cou, la pointe de ses cheveux chatouillant le col de son chemisier beige. Elle porte un sautoir dont elle frotte le médaillon entre ses doigts aux ongles rosés. Elle le porte à sa bouche puis le relâche avant de recommencer inconsciemment son petit rituel. Elle regarde dehors, au loin, elle regarde probablement ses propres pensées en feintant le paysage qui défile à 40km/h. Elle fait sembler d'écouter Mathilde.

La blonde à côté, c'est donc Mathilde. C'est écrit en travers de son agenda de lycéenne qu'elle tient fermement sur ses genoux découverts. A son poignet, se balance un petit sac Kiko, plein à craquer de vernis de toutes les couleurs. Elle porte un serre-tête fushia en avant d'une longue queue de cheval. Mathilde a de grands yeux bleus et les traces de son adolescence picorent son joli visage. C'est avec un léger cheveu sur la langue qu'elle dédramatise son adolescence compliquée. Elle raconte, les yeux rieurs. Un grand-père juif qui essaie de la convaincre de se convertir et qui lui touche la cuisse sous la table. Une grand-mère sénile dont elle semble s'occuper quand sa mère découche plusieurs jours de suite. Elle craint le déjeuner dominical dans un sourire sans bonheur. Quand elle évoque leur père, je comprends que la brune, c'est sa demi-sœur de quelques années plus vieille. Elle rit aux éclats, elle est légère. Elle me fascine. Ce sont ses mains qui la trahissent, ses mains moites qu'elle noue entre elles. Ses mains moites qu'elle frotte de plus en plus fort contre son short. Ses mains qui changent de sujet dans un grand geste gêné quand elle croise mon regard.

Claire, je me fais une french ou je mets le rouge foncé là ? Claire ?

Claire est ailleurs, Claire est bien loin. Elle hoche la tête. Peu importe, elle n'écoute pas Mathilde. Elle ne pense qu'à lui, hier. Le temps d'une parenthèse bien vite refermée. Elle se revoit claquer la portière de sa voiture au milieu de la nuit, jeter un coup d’œil embué dans le rétro gauche pour ne voir que son dos qui s'éloigne et ses épaules qui se balancent doucement. Ses épaules. Ses épaules nues. Ses épaules nues contre sa peau. Quelques minutes plus tôt. En sueur sur ce foutu siège de RER dégueulasse, elle ferme les yeux très fort, elle se force à se souvenir, quitte à s'en faire mal. Elle sent encore son souffle qui s'accélère quand elle bascule contre lui dans l'obscurité. Il n'y a pas beaucoup de caresses, il n'y a pas beaucoup de baisers. Il n'est pas comme ça ; il est dur, il retient sa tendresse. Il ne s'exprime jamais en premier. Sauf quand il lui fait l'amour. Contre lui, tous deux soulagés, elle en meurt d'envie, mais ne doit pas s'endormir. Il faut se quitter, disparaître, faire comme si tout cela n'existait pas aux yeux du reste du monde. Faire comme si ça n'avait pas tant d'importance, même devant lui. Droite comme un i.

Alors il faut absolument qu'elle se souvienne, elle. Elle serre son médaillon dans son petit poing. Il faut absolument qu'elle se souvienne. Elle serre sa mâchoire et frotte sa langue contre ses dents. Il faut absolument qu'elle se souvienne. Car à chaque fois, c'est comme une dernière fois. Car à chaque fois, c'est probablement la dernière fois. Elle replace soigneusement ses points de suspension.

Orsay-Ville. Terminus. Les voyageurs se pressent contre les portes puis sur le quai. Je les perds toutes les deux dans la foule. 

Je ramasse ton médaillon, Claire. Mais tu es déjà loin.

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