dimanche 25 janvier 2015

Rouge velours

Je claque la portière. Je claque des dents. L'hiver a pris ses quartiers. J'aperçois le pub à quelques mètres d'ici, j'emprunte un pas faussement confiant. Je tire la première porte et me faufile entre les lourds rideaux qui éliminent les degrés négatifs. Je retire mes gants, lance un dernier coup d'oeil sur mon téléphone et attrape la poignée d'une deuxième porte, cachée elle aussi derrière les mêmes rideaux de velours rouge. La lumière est douce et chaleureuse, l'accueil délicat et souriant. Je repère de loin ces deux femmes seules, blondes, assises côte à côte, mais devant deux tables différentes. La plus jeune frôle le quart de siècle. Elle porte cet air absent, lassé, impatient. Ce n'est pas moi qu'elle attend derrière ses joues roses. 

Carole m'aperçoit, son dos se redresse et s'allonge. Elle croise habilement ses longues jambes. Je lui renverse mon plus charmant sourire surplombé de deux sourcils interrogateurs. Elle remarque mon hésitation et m'encourage en fermant puis en ouvrant doucement ses yeux. Une fois. Lentement. C'est bien elle. C'est bien moi qu'elle attend. Je rejoins sa table. On ne s'embrasse pas, peut-être par maladresse, peut-être par pudeur. Je m'installe face à elle. Nous murmurons quelques politesses avant de faire diversion et de plonger dans la carte tendue par ce jeune serveur. Je prendrai comme elle. Deux chocolats chauds. S'il vous plait, monsieur. 

Nous ne connaissions presque rien l'un de l'autre avant d'accepter ce rendez-vous. Tout au plus, quelques mots échangés, légers et apaisés. Mais surtout, une folle envie de croiser nos vies. C'est l'heureux hasard d'Internet qui nous réunit ce soir. Naturellement, facilement, la conversation se concentre ainsi sur ce qui nous a rapprochés. Je sens dans son discours qu'elle porte quelques années de plus que moi. Voilà qui tombe bien, pour un homme qui a toujours été charmé par des femmes plus âgées. A côté de Carole, la jeune femme promène l'ongle de son pouce sur sa lèvre inférieure, doucement, de droite à gauche, de gauche à droite. Je sais qu'elle nous écoute nous découvrir, malgré elle. Je sais qu'elle fait semblant de lire ce livre qui n'a pas de sens ce soir. Qu'elle fait encore semblant d'attendre quelqu'un qui ne viendra pas. Je me concentre sur Carole et cette longue ride qui traverse son front poudré. Cette ride horizontale, celle du regard surpris, curieux, ébahi, cette magnifique ride que je chéris déjà.

Une petite heure plus tard, je sens mon téléphone s'agiter dans la poche de ma veste. C'est ma fille. L'heure de disparaître. Sans rien dire, je tends une main vers Carole. Elle comprend, hésite et, sans me quitter des yeux, m'offre la sienne en retour. Je la porte à ma bouche, je l'effleure à peine. Je me lève et dépose un papillon sur son nez minuscule. Elle tourne légèrement sa tête sur le côté, surprise, émue. Oui, c'est bien l'heure de disparaître maintenant.

La jeune femme assise près de Carole me devance. Toujours aussi seule, elle abandonne un billet rose sur sa table, enroule son écharpe dorée autour de son cou, attrape son sac au vol et prend la fuite. Le temps d'une toute petite seconde, je surprends son regard vert et l'index qui rattrape son mascara. Elle disparaît dans le carmin velouté des rideaux du pub. Aujourd'hui encore, son parfum me poursuit dans les couloirs du métro. Et parfois dans les yeux de Carole, dix années plus tard, quand je lui fais l'amour.

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