jeudi 28 novembre 2013

L'hirondelle

Je te trouvais si vieux à l'époque. Pourtant... t'avais quoi? Allez, 45 ans à tout casser ?
Tu as tout fait, tout vu, tout lu. Tu as voyagé partout et j'ai souvent écouté tes récits passionnés du bout du monde, tous plus dingues les uns que les autres.

Je ne t'ai jamais vu autrement qu'en short, tee-shirt, baskets. Le soir, parfois, quand la nuit se faisait fraîche, tu portais un pull noué sur tes larges épaules d'aventurier de la vie. Pourtant, tu as commencé en costard. Ton boulot, c'était ingénieur chez Matra. Tu étais doué, tu étais vif. Mais toussa, ce n'était vraiment pas fait pour toi. Tu as fait tes années, comme on fait ses classes et pour justifier ces longues études et financer tes grandes folies autour de la Terre.

Et puis, tu t'es barré. Tu as suivi ta folie, tu as acheté ce terrain pourri au milieu de rien, au fin fond de la Drôme, près d'une jolie rivière, entre deux producteurs de crémant. Tu avais eu ta vision. Et quelle vision mon Michel ! Tu as tout bâti, pas à pas, seul avec tes grands bras forts et ton courage de guerrier. On a inauguré tes premiers chalets, face au champ de tournesols. J'ai jamais trop aimé les tournesols, mais qu'est-ce que j'aimais être là-bas ! On allait pas "au camping", non. On allait "chez Michel". J'ai grandi tous les étés un peu plus, en même temps que ton projet. On venait une année sur deux. Et les années où on était ailleurs, on pensait à toi. Tu as fait pousser des miracles sur tes hectares. Un petit paradis pour vacanciers. 

Je retrouvais chaque mois d'août cette odeur devenue familière de sapins et d'herbe sèche. Quand après 6h de route, on descendait de la voiture de papa et on allait chercher les clés du chalet au comptoir de l'accueil. On espérait ne pas être trop loin de la piscine et des tables de ping-pong. Généralement, tu nous gardais toujours la meilleure place. Le premier soir, on allait à Die, chez PiliPili, et on ramenait des pizzas qu'on terminait avant même de revenir au camping. On se surnommait la famille Bizarre. On n'avait pas tort, franchement. 

Tu passais en coup de vent nous saluer d'un grand geste amical. Tu calais ton vélo contre la rambarde du chalet vert. Il y resterait quoi... ? Quelques secondes. Le temps que tu déposes ta bouteille de Crémant. Tu passerais tard ce soir pour l'apéro. Tu étais toujours en retard, putain. Tu disais toujours putain. Moi aussi, je dis toujours putain. Putain !

Tu étais partout, tu faisais tout, tu réparais tout. Quand un animateur était absent, c'est toi qui t'occupais des gosses. Tu avais toujours mille nouvelles idées pour développer le camping. Mille idées pour rendre les gens heureux, le temps de quelques semaines. Tu étais toujours sur le fil, au bord de l'épuisement. Je ne sais toujours pas où tu trouvais toute cette énergie créatrice. Je te regardais des mes grands yeux de petite fille, puis d'adolescente. Tu m'impressionnais ; tu avais un sacré charisme.

Chez toi, Michel, j'ai vécu de nombreuses premières fois. De belles premières fois. J'ai appris les étoiles avec Yannick, sur le terrain de foot. J'ai ri comme jamais je n'ai ri depuis, avec Delphine, Thibault et Romain. J'ai passé des heures à tourner autour d'une table de ping pong avec mon petit frère. J'ai dansé avec les Toon's. J'ai mangé des glaces à l'italienne un soir sur deux. J'ai regardé des heures et des heures les JO au snack. J'ai lu l'Equipe tous les matins avec mon père. J'ai parlé anglais avec des hollandais. J'ai vécu la canicule en 2003 : même pas mal. J'ai fait des courses en sac et j'ai craché mes poumons. J'ai ajouté des numéros dans le répertoire de mon vieil Alcatel. J'ai pleuré quand j'ai compris qu'ils allaient me manquer. J'ai grandi.

Tu es parti comme tu es. Tu es parti sans prévenir. Sur un coup de tête, putain !
On n'ira plus chez Michel. On ira juste à l'Hirondelle. 

Bon voyage, Michel.

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