mardi 30 septembre 2014

Les yeux noirs

Sous ma fenêtre, le moteur de ton camion de déménagement finissait de me bousiller le ventre. Quatre gros pneus dégueulasses piétinaient ce qu'il restait de l'homme que j'étais.

C'est pourtant ta sœur que j'ai vue en premier. Je rentrais tard du boulot ce samedi soir. A Denfert-Rochereau, dans un train de banlieue plein comme un œuf, chacun se rapprochait de son voisin, prenant soin de ne pas frôler les peaux inconnues, évitant de faire se rencontrer les souffles chauds. Tu t'es entassée là avec ta sœur et deux amies. Huit grands talons pointus et incontrôlés ; un seul sourire. Puisque, toi, comme les deux autres, tu étais floue, tu étais grise, tu étais froide. Je ne voyais qu'elle. Je voulais frôler son bras, je voulais sentir son souffle. A l'époque, j'avais les mains noires, les ongles crasseux. Je faisais des vidanges, je changeais des roues, je remplaçais des embrayages. Le temps de 15 stations, je me demandais si je pouvais toucher sa peau fine et bronzée, sans la salir.

C'est ta jumelle que j'ai choisie. Avec ses grands yeux noirs. Avec tes grands yeux noirs. Je l'ai aimée tout de suite, elle, alors que soigneusement je choisissais de te faire disparaître. Les mois sont passés. Bien sûr, tu étais là, de temps en temps. Aux repas de famille, aux Noël, aux soirées régulières chez nos amis communs. Je poussais le vice jusqu'à me convaincre de ta non existence. Jusqu'à ce jour où tu t'es plantée là, sur mon paillasson, les cheveux trempées et les yeux gonflés pour un énième connard. Avec ton sac à dos Décathlon qui se balançait contre tes genoux faiblards, tu m'as demandé si ta sœur était là. J'ai dit que "non". J'ai dit que "moi, oui". C'est ce jour là que t'as tout foutu en l'air. 

Tu es restée. Une nuit. Une semaine. Une année. Je suis allée chercher tes affaires chez lui. Je t'ai fait des lasagnes. On a peint ta chambre en violet. Tu as repris ta vie, tes sorties, tes connards. Tu étais désormais quelqu'un. Avec du caractère, avec des formes sous ta serviette de bain, avec des cheveux jusqu'à tes reins. Avec tes foutus grands yeux noirs. 

Je suis passé du confident à l'étouffant beau-frère. J'ai rendu ton air irrespirable. Tu claquais les portes parce que tu savais que je détestais ça. Tu ne cessais de me rappeler que tu étais fière et libre, m'ignorant des jours et des jours. J'entendais au milieu de mes nuits la pointe de tes pieds se hisser jusqu'à ta chambre, traînant tes cheveux emmêlés dans ton dos et frottant le mascara coulé sur tes joues. 

J'ai fini par t'avouer ma douce folie pour toi dans un court mail que j'ai mis des heures à rédiger. J'étais prêt à tout, pourvu que tu m'appartiennes un peu. Même de loin. Pourvu que tu te réveilles dans mon lit tous ces matins violets. Tu es partie comme tu es venue, avec ton sac à dos et tes yeux gonflés au volant de ton gros camion. 

Aujourd'hui j'ai les mains blanches, les ongles propres. Je les conduis ces fameux trains ; je déplace des tonnes et des tonnes d'anonymes. J'emporte ton portait à chaque station. Je te dépose sur chaque quai pour te retrouver sur le bord du suivant. 

Demain, tu tiendras la main de ta nièce à l'église. J'épouserai ta sœur mais c'est ton doigt que je verrai sous cette améthyste. 

1 commentaire: