Je n'ai pas de visage. Je suis agent d'entretien, chez CheapClean. Agent d'entretien, c'est ce qu'il y a d'inscrit sur ma fiche de poste. En vrai, pour toi, pour eux, je suis l'homme de ménage. Je vide vos poubelles, je frotte vos tâches de café, j'aspire les merdes que tes collègues et toi ramenez sous vos talons. Aujourd'hui, mon patron m'a téléphoné pour me "suggérer fortement de décaler mes horaires de passage" chez l'un de nos clients. C'est vrai, il y a deux jours j'ai croisé Super Boss, ses lèvres pincées, piquée de tomber sur ma tête bronzée et mes gants javellisés. J'ai lu son mépris, son dégoût, ramassés derrière un sourire à l'envers. J'ai jeté tout mon aplomb dans la cuvette des toilettes que j'ai récurées vigoureusement les 10 minutes qui ont suivi cette froide rencontre, jusqu'à ce que la porte claque et que Super Boss disparaisse. Si je décale mon passage, je ne verrai plus ma fille que deux soirs par semaine. J'ai décalé mon passage, parce que j'ai besoin de nourrir ma fille sept jours par semaine.
Il est presque 21h ; je commence par le petit bureau bien rangé de celle qui ne boit pas de café. Je trouve une minuscule photo sur le sol. Une photo d'identité, probablement tombée d'un portefeuille mal fermé. Je passe mon pouce sur le petit cou lisse de cette femme a l'air absent et au grand sourire freiné par un photomaton narquois. Un prénom est inscrit au verso. Alice. J'hésite à la glisser dans ma poche ; je décide finalement de la poser sur son clavier, bien au centre. Juste avant que le givre ne trouve le temps d'envahir mon pare-brise, deux heures plus tard, j'accroche mon volant mais je ne quitte pas ses yeux.
Je n'ai pas de visage. Je suis chargée de mission, chez PetiteBoite. Chargée de mission, c'est ce qu'il y a d'inscrit sur ma fiche de poste. En vrai, pour toi, pour eux, je suis la "fille au bureau près de la porte". Je mets du fond de teint sur le combiné, je ferme des enveloppes du bout de la langue, je photocopie des feuilles avec des trucs écrits dessus. Aujourd'hui, ma chef m'a convoquée pour me "suggérer fortement de m'impliquer davantage chez PetiteBoite". Mais ça n'a pas tellement de sens, de m'impliquer davantage. Il y a ces grands mots que l'on emploie mais dont le sens se déforme, se cristallise et vole en éclats, retenus entre 4 murs gris. J'ai jeté tout mon aplomb par la fenêtre et me suis laissée fléchir très loin dans la salle des archives. Jusqu'à ce que les portes claquent et que tout le monde disparaisse.
Il est presque 8h ; comme chaque jour, je respire l'odeur rassurante du marc de café et referme précautionneusement sa lourde boîte sans plus de manières. Je m'installe derrière mon écran et retrouve sur mon clavier une minuscule photo d'identité, débarquée là comme un cheveu sur la soupe. C'est une vieille photo, je me reconnais à peine. Les heures défilent, tour à tour ennuyeuses puis ennuyantes. J'ouvre la porte, je referme la porte. Je dis bonjour, je réponds merci. La journée se termine ; j'attrape un long post-it vert clair et remercie mon bienfaiteur pour le soin apporté à cette photo de rien du tout. Je m'excuse pour le fond de teint sur le combiné et pour mes départs parfois précipités. Le lendemain, en tout petit, sur ce même post-it, quelques lettres se suivent et ne ressemblent pas. De petits pas d'encre malhabiles me signifient que c'est mon parfum qui s'accroche au combiné, et que c'est la plus douce odeur de ces bureaux anonymes. Signé : Halim.
De post-it en post-it, les mois défilent en vert clair, jaune éclatant puis rose fuschia. Les décalés se retrouvent dans de courts échanges manuscrits. Des banalités sur la couleur du ciel jusqu'aux gênées et sous-entendues déclarations d'ils-ne-savent-quoi. L'impatience de se lire chaque matin ou chaque soir déborde de leurs vies ternes et pieuses. Une année passe. C'est alors qu'Alice choisit ce qu'elle sait être son dernier post-it. Il sera vert clair, comme le premier. Demain, elle emportera quelques stylos, des centaines de post-it de toutes les couleurs et une carte postale dans son tout petit carton de fin de contrat.
C'est pétrifié qu'il saisit son message entre ses doigts de Javel : "Cher Halim. Ce sont les derniers mots que je vous adresse. Demain soir, je quitte PetiteBoite pour des raisons qui m'échappent. Peu importe. Ne m'oubliez pas ; je vous emporte, vous et vos pattes de mouche, dans mon petit coeur affolé. Merci. Alice."
Il ne lui répondra pas ce soir, il ne lui répondra plus.
Il est 19h30, le lendemain soir. Alice termine de débarrasser les restes de son pot de départ qui n'aura duré qu'un petit quart d'heure de politicien aux mains froides, sans fanfare, sans émotions, sans merci.
"Bonsoir, Alice ?"
Elle ne se retourne pas tout de suite, elle l'a tant attendu ce soir, à travers ses grands yeux mouillés. Elle bascule lentement sa tête sur le côté, portant son profil contre son souffle à lui. Dans un sursaut qui ne lui ressemblait pas, Halim soulève doucement ce petit corps avant d'en porter le front à sa bouche dans un long soupir. Le long soupir d'une année passée à n'avouer à personne et encore moins à soi-même qu'on est tombé amoureux. Amoureux de la fille aux post-it.