vendredi 13 avril 2012

A la volée

Je te parle de loin, petite.

Je te parle d'ailleurs, ma fille.

Je te parle comme jamais je n'aurais pu te parler dans ce que l'on appelle "la vrai vie". De ce décalage entre nos générations, de cette distance que j'aurais installée, par la force des choses, par mon caractère de con. Je te parle de loin parce que j'y suis depuis longtemps. "Tu" es nombreux, vous êtes beaucoup, toi et tes cousins par milliers. Les naissances successives, vécues depuis mon fauteuil roulant, le coeur scellé par l'alcool et le corps laissé pour compte. Vos naissances, je les aurais sûrement confondues. Aux dates oubliées et à l'absente tendresse, j'aurais fait honneur. C'est comme ça que tu me penses, petite.

De ces infinis et incessants aller-retour, dans le long couloir de l'Hôtellerie à Porcaro, tu ne te souviens que du bruit de la canne, de mon râle dans le noir, de ma douleur que tu ressentais. C'était ta peur, fondue dans tes draps froissés, mal à l'aise sous ta couverture qui gratte. Trop jeune encore pour se raccrocher au petit frère apaisé, les doigts caressant son oreiller. Et moi, habité par la boisson, contraint par la maladie, angoissant, terrorisant. Les portes qui claquaient, ça, ton père lui non plus ne l'a jamais oublié.

Il t'a raconté comme j'étais dur, comme j'étais froid, comme j'étais l'archétype de cet homme distant et colérique, le coude levé pour ne jamais laisser la bouche s'assécher. L'homme de la terre, aux grosses mains rugueuses et abîmées, aux coups de poing sur la table et aux coups de sang à la moindre contrariété. Au communiste, au paysan, au Breton têtu et insensible. Tu espères que je n'étais pas que ça. Quand tu vois ton père, tu sais que je n'étais pas que ça.

Tu me parlais parfois. Oh, j'étais déjà parti mais tu me parlais là-haut, ou là-bas, tu ne sais pas bien. Tu ne sais plus bien non plus ce que tu me racontais mais tu avais vu le Roi Lion alors tu croyais que j'étais dans les étoiles. Tu les regardais en revenant de l'Hôtellerie, avec ce petit pincement d'enfant. Si j'avais été un autre homme, si j'avais été tendre avec ma femme, avec mes enfants, si je n'avais pas claqué toutes ces portes et détruit tous ces objets, j'aurais pu être un peu ému devant tes toutes petites mains et tes tout petits pieds.

Tu te raccroches à quelques photos où je te tiens, bébé, dans mes bras. Tu te dis que ce sourire là, je ne devais pas l'attraper souvent. Happé par la maladie, doucement paralysé, caractériel et rude. Rien ne laissait vraiment cours aux rires.

Ton père sera ce grand-père que tu aurais voulu avoir. Je l'ai élevé de loin, à la dure. Il s'est fait tout seul, il a toujours été droit, honnête, sensible et aimant. Tu aimerais que j'aie eu le temps de lui dire que j'étais fier de lui parce qu'il le mérite. Tu sais que ce n'est probablement pas le genre de chose qui me ressemble, ça n'a aucun sens, non? C'est un homme bien, un homme tendre et maladroit. Tous les hommes sont un peu maladroits, ne lui en veux pas. C'est difficile d'élever une fille, c'est difficile de la laisser partir.  

Je te parle de loin. Je n'aurais jamais su faire mieux. Ne m'en veux pas, petite.


2 commentaires:

  1. Sur un O,
    A la volette
    Sur un O,
    A la volette,
    Sur un o-ran-ger...

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  2. Très beau... émouvant et surtout très vrai... on le sent à chaque ligne

    Au fait contente de te relire :-)

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