lundi 5 août 2013

La sardine

" - Ajuste un peu ton chemisier, là ! C'est négligé !
- Pourquoi tu n'as pas mis ta grande croix ?  
- Où est-ce que tu as attaché ton insigne ? Sur ton sac ?
- Et ton foulard ? J'espère que tu ne me l'a pas fait laver pour rien !
- Oh et puis regarde moi enfin ! On dirait ton père ! "

Madame mère soûlait sa fille de questions. Celle-ci soufflait du bout de ses petites lèvres closes des réponses qui ne trouvaient de toute manière pas d'oreilles. Elle baissait les yeux derrière ses lunettes rondes et enroulait une anglaise autour de son doigt. Toutes les autres mèches restaient impeccablement coincées dans un élastique rose, brisant toute féminité naissante. Son collant blanc opaque alourdissait terriblement ses longues jambes ponctuées de souliers vernis. Elle se sentait comme un cliché ambulant, le cou étriqué dans son chemisier rose. Si elle avait pu disparaître derrière cette barre métallique dégueulasse au milieu du wagon, Bérénice y aurait volontiers mis tout son cœur.

Son père était là. Accessoirement, comme d'habitude. Il en avait franchement rien à foutre, après tout, de sa fille et de ses histoires de colo catho. Il était là mais c'était pour l'image. De toute façon, il allait bosser alors c'était un peu le hasard qu'ils se retrouvent là tous les trois. Rien ne l'intéressait dans cette gamine faible, muette et coincée. Rien ne l'intéressait plus dans cette femme pieuse, froide et autoritaire. Elle ne ressemblait plus à celle qu'il avait aimée. Lui non plus - d'ailleurs - n'avait plus grand chose à voir avec le jeune homme qu'elle avait désiré. Heureusement, il allait bientôt pouvoir échapper à ses griffes. Il rentrerait à 22h, pour dîner froid, se soulager devant un écran et enfin aller se coucher dans la chambre d'amis. S'éviter était encore la solution qu'ils préféraient tous les deux. Comme un accord tacite de non-emmerdement mutuel.

L'attention de Madame mère s'étant porté sur la préparation du déjeuner dominical dont tout le monde se foutait joyeusement, Bérénice avait enfin l'occasion de rêvasser dans son coin. Tout se passait toujours dans sa tête ; son monde c'était son imagination. Elle y était libre, vivante, sociable. Elle attendait qu'on la sorte de là puisqu'elle n'était pas capable de s'en extirper par ses propres moyens. Elle rêvait qu'un garçon la surprenne, la prenne par la main et l'emmène loin. Loin de sa petite vie rangée au quotidien décevant. Elle était une jeune fille de passion que l'on avait soigneusement mis en boite. 

"Bérénice ? Bérénice, tu m'entends ?"

"OH TA GUEULE... un peu... stp... maman. Pardon". 
La sardine était devenue toute rouge, prête à se faire dévorer par le loup.

"Gare du Nord. Attention à la marche en descendant du train."
Bérénice sauta du train pendant que la porte du RER se refermait sur une Madame mère furieusement immobile.

Libre ?

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