vendredi 8 avril 2011

La liste

Les derniers clients venaient de partir. Il était à peine 22h. Appuyé contre la porte de service, il fumait une cigarette, lentement, les yeux vagues. 28 couverts ce soir. C'était pas mal pour un jeudi. Oeufs x120, poivrons rouges, brochet, mâche, saumon fumé tranché fin, citrons verts (ou jaunes, tant pis), farine complète, planche à découper (la plus grande possible), crème fraîche, margarine, courgettes, poires, pêches, menthe, cidre brut. Ouais, bon, on verra demain. Il fourra la liste dans sa poche. Il l'oublierait dans son jean, comme à chaque fois. Il avait toujours tout en tête. Mais il aimait bien faire des listes, pour poser les choses. 

Le resto tournait bien. La clientèle revenait. Les compliments fusaient. Ouais, c'était plutôt une bonne affaire. Il en avait chié mais ça payait. Comme quoi. Comme quoi, même quand on te fait bouffer le bitume parce que t'es un cancre, tu peux quand même faire quelque chose qui tient la route, qui te fait te lever le matin. Pas en bois, la planche à découper. Perdu dans ses pensées, il en oubliait même sa cigarette dont les dernières cendres se consumaient désormais sur le sol. Et merde. Il s'en grillait une autre. 

Il pensait pas qu'il aurait pu continuer. Après Marie... Sans Marie. Il pensait pas qu'il avait les épaules pour faire tourner la boutique tout seul. Qu'il pouvait continuer normalement, comme si rien ne s'était passé. Pommes vertes (une cagette), curry. Elle était un peu cinglée sur les bords. Son côté furie, ça la rendait follement belle. Ça le rendait drôlement dingue. Dingue d'elle, de ses lèvres quand elle les pince, de son air faussement naïf, de ses fossettes quand elle rit sans retenu, de ses yeux verts un peu fous quand elle s’énerve pour rien. De son corps tout entier quand, interdite, elle se laisse aller pourtant. Moutarde en grains (gros conditionnement), lait entier 1L x12. 

Il était pas plus fort qu'elle. Il l'avait jamais été même s'il en avait longtemps été persuadé. Macho, un peu. C'est elle qui avait eu l'idée du resto. Elle voyait le Guide Michelin, le Routard, le Fouquet's, Eva Longoria. Bref, les étoiles quoi. Lui, bof. Il était juste cuistot, comme ça. Il avait commencé à l'âge où on peut même pas attraper les casseroles sans escalader le plan de travail. Il cuisinait des trucs. C'était pas dégueu, ça allait. Marie, elle avait de l'ambition pour deux, elle y croyait pour lui. Alors ? On le fait ? Et ils l'ont fait. Ils ont ouvert leur resto, sans expérience, sans un rond. Regarder les frigos. Banane (Martinique). Et aujourd'hui, ça tournait bien. Ça tournait tellement bien qu'un mec s'était pointé ce soir. Il lui avait dit comme ça "Félicitations, votre restaurant peut afficher sa première étoile, vous recevrez une plaque et un macaron, ça peut prendre un peu de temps".

La belle ironie... 

Il était là, appuyé contre la porte de derrière. Sa seconde cigarette entièrement consumée. Une jeune femme marchait rapidement sur le trottoir d'en face. Elle le regardait, dans son tablier tâché et sa toque à la con. Il avait l'air de rien avec son étoile. Il l'avait laissée partir à défaut de la laisser rester. La jeune femme du trottoir traversa. Elle lui demanda du feu, sans préalable. Il tendit la boite d'allumettes. Elle s'occupa du reste. Elle restait là, à fumer sa clope à côté de lui, sans rien dire. Elle pinçait ses lèvres et leva ses yeux verts à hauteur de son cou à lui.  

- Ne me laisse plus partir, s'il te plait, dit-elle.
- Ça fait deux ans, Marie. Deux ans.
- Je sais. 
- J'ai ton étoile.
- On rentre ?
- Figues, parmesan (sachet).

4 commentaires:

  1. J'adore ! Les personnages, l'écriture, la fin :-)

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  2. Super, les listes de courses, le rythme.

    Une ou deux maladresses de temps et de registre de langue (à mon sens, hein), mais j'aime bien, sinon.

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  3. Faudrait quand même que je me relise parfois ! J'ai toujours peur de ne pas poster le texte si je me relis. Merci à vous deux.

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  4. Boaf, c'est pas mal aussi de ne pas se relire, je suppose.
    Avant de poster un article, je le corrige, et corrige encore. J'aime corriger mes articles, je crois. Le dernier, j'ai du le corriger presque dix fois, parfois pour une virgule, d'autres pour ajouter une phrase ici et là.
    Pour un texte pas relu, c'est bien, hein. Faut pas que ça t'empêche de poster.

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